Archives 2010

Le doute et le trouble

C’est simple… C’est à n’y rien comprendre. Rien.

La description de ces toiles devrait s’en tenir à ce constat : ce sont des présences. Point. Intenses et irrévocables. Et tout le reste est hypothèse(s), conjecture(s), supposition(s)… Qui est représenté dans ces toiles, qui est là ? Toutes ces « présences » se donnent les allures de la ressemblance. Première raison de s’en méfier… Ces mots, « Il ne lui manque que la parole », on le sait, ne peuvent être que le pire éloge d’un portrait. Le pire éloge qui soit, parce que, au-delà de la ressemblance – dont on soupçonne qu’elle est, qu’elle ne peut être que parfaite -, ceux qui regardent ce portrait auquel ne manque que la parole laissent entendre que tout ce que l’on sait ou croit savoir du modèle saute aux yeux – ou crève les yeux. Résultat, la peinture est congédiée. Toutes les réponses à toutes les questions sont données. Or, la peinture commence – on le sait depuis des siècles – lorsque, aux questions qu’on lui pose, elle se dérobe. Et ne donne plus la moindre réponse. Au mieux admet-elle des conditionnels… Il se pourrait… Pourquoi pas ? Si vous voulez… Encore que… Ce qui n’exclut pas que… Etc.

Impossible d’obtenir d’aucune toile de Gilbert Erouart la moindre réponse sûre… C’est un visage de jeune femme. Une vareuse au col dressé, ouvert, rouge sombre (ou sale). Impassible. Un regard dont on ne sait s’il défie ou fuit. Une moue qui se tait. Les cheveux, des mèches courtes, irrégulières, rases presque, hirsutes. A l’oreille, pour tenir lieu de boucle, une espèce de badge marqué d’une faucille et d’un marteau. L’emblème de tous les PC pour bijoux. De là à en déduire qu’il s’agit d’une inconséquence ou d’une provocation…

C’est une petite fille qui se tient debout, raide, les mains tenues devant le ventre. Singulier garde à vous : elle semble comparaître. Silencieuse. Le regard tient tête. Ou peut-être est-il le signe de son indifférence, allez savoir. Qu’un perroquet, ailes déployées, vole vers elle ne change rien à l’affaire. Cela ne la concerne pas. Debout nulle part, elle est là. Point. Ce sont deux gamines dans un salon. Un salon ? Le canapé sur lequel la plus jeune des deux est assise tient lieu d’indice, canapé qu’on aura dit « de style » faute d’être « d’époque », ce qui suffit à satisfaire les exigences d’un salon bourgeois. Elles portent l’une et l’autre – sœurs, cousines, amies ? impossible d’en rien savoir – le même genre de robe qui convient à leur rang de (peut-être) petites filles modèles. La plus âgée, debout, tient un couteau par la pointe de la lame. Sur le canapé, sur la droite de la plus jeune, une trace. Indice de quelque méfait qu’on aura effacé ? Impossible d’en rien savoir.

C’est une jeune femme encore, une adolescente. Butée. La main contre le menton. Sur la droite deux mains qui retiennent le bord d’une robe. Qui la rabattent. Ou qui s’apprêtent à la retrousser. Et, derrière cette robe comme derrière l’épaule de cette adolescente, un homme coiffé d’un feutre qui porte la main à ses yeux. Pour quels pleurs ? Pour quelles larmes de détresse ou de remords ? Ou… Et commencent les questions… Dont celle-ci parmi tant d’autres : cette adolescente-là, butée, et ces mains serrées sur l’ourlet de la robe sont-elles un seul et unique personnage ? Question sans réponse…

C’est… ce sont… Chaque fois, c’est la même chose, la description des toiles de Gilbert Erouart achoppe, butte sur ce qui est indéchiffrable, sur l’incertitude. Une peinture ne raconte jamais rien. (Même si elle a l’air de…) Dès que ce que l’on regarde peut se « traduire », dès que ce que l’on regarde se satisfait d’être l’illustration d’un récit ou d’une théorie, la peinture prend son congé. Elle ne commence d’être ce qu’elle doit être que lorsqu’elle convoque le doute. Et que lorsqu’elle lègue le trouble. Regarder les toiles de Gilbert Erouart, c’est prendre rendez-vous avec l’un et l’autre. Avec le doute comme avec le trouble. Parce qu’il ne s’agit que de peinture.

Pascal Bonafoux - Septembre 2010